Louis XIV et les mondes en 1715 #2

Par Thierry SARMANT

En 1715, l’homme le plus puissant de la terre n’était pas le roi de France mais l’empereur de Chine, Kangxi, qui régnait sur cent cinquante millions de sujets chinois, mandchous et mongols. Kangxi n’avait qu’une notion très vague de ce qui ce passait dans les royaumes barbares d’Occident situés aux antipodes de l’Empire du Milieu : il fallait un an et demi à un navire parti d’Europe pour arriver à Canton. C’est ainsi que la bulle papale Ex illa die du 19 mars 1715, qui condamnait les « rites chinois », ne dut être connue dans le céleste empire qu’à la fin de 1716…

Les jésuites s’étaient plu à tracer un parallèle entre Louis XIV et Kangxi, promu au rang de Louis XIV chinois, mais ce dernier ne semble pas avoir été convaincu de la grandeur de ce roitelet occidental. L’irrévérencieux Père Foucquet assurait à Montesquieu que l’empereur désignait le roi-soleil par un nom signifiant « remuant-et-incommode-à-ses-voisins ». La mort de Louis XIV, quand elle fut connue en Chine, dut donc passer à peu près inaperçue.

Kanxgi était tenu au courant des événements survenus en Europe par les jésuites admis à sa cour comme experts en mathématiques et en astronomie. Le Japon était bien plus fermé à l’influence européenne, mais quelques nouvelles de l’extérieur y parvenaient via les marchands hollandais. En 1715 Arai Hakuseki, conseiller du shogun, rédigea des Chroniques des rumeurs de l’Occident, où il consignait les nouvelles de la guerre de Succession d’Espagne et les avancées scientifiques de l’Occident. Cinq ans plus tard, le shogun autorisait la traduction en japonais d’ouvrages techniques européens.

Dans l’Inde moghole, le grand événement de l’année 1715 fut la prise de Gurdaspur, place forte des Sikhs, par l’armée impériale. Les Sikhs faits prisonniers furent ramenés à Delhi, sommes de se convertir à l’Islam sunnite et, devant leur refus, mis à mort avec des raffinements de supplices. Dans un empire périodiquement en proie à la guerre, entre princes concurrents pour le trône et entre hindous et musulmans, les affaires de l’Occident apparaissaient comme très secondaires. Les Européens n’avaient encore sur les côtes de l’Inde que quelques comptoirs et ils n’étaient pas perçus par les Moghols comme une menace sérieuse. Il est douteux que l’empereur moghol Farrukhsiyar se soit beaucoup soucié de la mort de Louis XIV.

Il en allait de même dans l’empire musulman voisin, la Perse séfévide, principal État chiite. En proie à la rébellion de ses provinces périphériques, à majorité sunnite, le gouvernement d’Ispahan entretenait des relations intermittentes avec l’Europe, via la Compagnie hollandaise des Indes et les missionnaires catholiques qui tentaient de réunir à Rome les communautés chrétiennes de l’empire. L’ambassade perse que Louis XIV reçut en février 1715 fut un épisode isolé, sans précédent ni lendemain. Elle avait pris forme sept ans plus tôt alors que les Séfévides ambitionnaient de s’emparer du port arabe de Mascate avec l’aide des Français. Quand l’émissaire perse arriva à Versailles, la décomposition de l’empire était déjà trop avancée pour que le projet eût encore une chance d’aboutir.

Le seul grand État musulman qui s’inquiétât directement de la situation politique en Europe était l’empire ottoman, car il possédait de vastes territoires dans les Balkans. La France entretenait une ambassade permanente à Constantinople et il était périodiquement question d’une alliance de revers destinée à contrer les Habsbourg. En 1714, le sultan Ahmet III était entré en guerre contre la République de Venise. L’année suivante, ses troupes s’emparèrent de Nauplie, la capitale de la Morée vénitienne (l’actuel Péloponnèse). La prise de la forteresse Palamède, au-dessus de Nauplie, réputée imprenable, fut le grand exploit militaire de l’année 1715 et sonna le glas des ambitions internationales de la Sérénissime République. L’empereur germanique vola au secours de Venise, mais la France, soucieuse du maintien de la paix à l’ouest, n’intervint ni d’un côté ni de l’autre.

Que fut donc que la mort de Louis XIV pour les neuf dixièmes de ses contemporains ? Rien ou pas grand-chose. En Asie, en Afrique, en Amérique, ce fut tout au plus une rumeur lointaine. En France et en Europe, la nouvelle eut essentiellement une portée psychologique. Avec le trépas de Louis commençait de s’effacer le souvenir de la prépondérance française telle qu’elle s’était exercée trente années plus tôt. Louis XIV avait été le Roi par excellence. Louis XV ne serait plus que le roi de France.

Avec la distance du temps, il apparaît que l’événement majeur de l’année 1715 ne fut pas le trépas du roi-soleil, mais la répression du Fifteen outre-Manche et le triomphe des Hanovre protestants sur les Stuarts catholiques. Désormais assurée de sa stabilité intérieure, la Grande-Bretagne allait poursuivre son expansion au-delà des mers. Plutôt qu’établir une césure entre « Grand Siècle » et « siècle des Lumières », il  convient d’opposer un « siècle de la France » à un « siècle de l’Angleterre ».

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Par Thierry SARMANT, conservateur en chef au musée Carnavalet. Il a récemment publié 1715. La France et le monde (éditions Perrin).