Louis XIV et les mondes de 1715 #1

Par Thierry SARMANT

Dans la tradition historique française, la date de 1715 est d’abord associée à la mort de Louis XIV, mais aussi à la fin d’une époque. Pour les manuels, l’année 1715 marque la limite entre ce que nous nommons « Grand Siècle » et « siècle des Lumières ». D’un côté, triomphent la monarchie absolue et la réforme catholique ; de l’autre, s’ouvre le temps des salons et des philosophes et se dessinent les prémices de la Révolution.

Il y a longtemps que les historiens des idées ont remis en cause cette périodisation : dans un essai demeuré fameux, paru en 1935, La crise de la conscience européenne, Paul Hazard a montré que la première génération des Lumières  commence dans les années 1680 et qu’elle prolonge l’héritage de la pensée cartésienne. Voltaire et Montesquieu ont fait leurs études sous Louis XIV. Adieu donc à un « Grand Siècle », qui serait l’antithèse du « siècle des Lumières » !

Plus récemment, on s’est avisé que la frontière chronologique de 1715 n’était pas davantage pertinente en matière de grande politique. Malgré les apparences, le Régent n’a pas été le liquidateur de l’héritage du roi-soleil mais son continuateur. Ses expérimentations politiques et administratives (la polysynodie) ou économiques (le Système de Law) n’ont eu qu’un temps. Philippe d’Orléans s’est vite révélé aussi imbu de son autorité que son oncle. Le Régent n’a pas éloigné des affaires les anciens favoris de Louis XIV ; la haute administration du royaume – conseillers d’État, maîtres des requêtes, intendants – a connu une stabilité parfaite. En politique étrangère, Philippe a fait le choix de la paix, comme son oncle avant lui : l’alliance anglaise, qui fit scandale sur le moment, fut pour lui le moyen de prolonger la remise en ordre de l’Europe qu’avaient assuré les traités d’Utrecht (1713) et de Rastadt (1714). L’installation du gouvernement à Versailles, en 1722, après sept années passées à Paris, marqua symboliquement la fidélité du prince et de ses conseillers à la tradition inaugurée par le Grand Roi.

La mort du roi-soleil fut commentée dans toute l’Europe, mais vite éclipsée par d’autres événements. En Grande-Bretagne, le grand événement de l’année 1715 fut la révolte  manquée des jacobites, qui a gardé depuis lors le nom de Fifteen (« le Quinze ») ; l’échec de la rébellion confortait définitivement la nouvelle dynastie hanovrienne. En Espagne, ce fut le naufrage, au large de la Floride, de la flotte de galions qui apportait l’or et l’argent des Amériques, le 30 juillet 1715. En Allemagne, on peut citer la fondation de Karlsruhe par le margrave de Bade ou la prise de l’île poméranienne de Rügen par les Danois. En Suède, l’an 1715 vit le retour au pays du roi Charles XII, après quinze années de campagne contre le Danemark, la Saxe et la Russie.

Pour le reste du monde, la mort de Louis XIV fut un non-événement, car à proprement parler, le monde de 1715 n’existe pas. C’est de mondes, au pluriel, qu’il faudrait parler, puisque l’immense majorité des hommes de ce temps n’avaient aucune conscience d’une communauté de destin avec le reste de l’humanité.

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Par Thierry SARMANT, conservateur en chef au musée Carnavalet. Il a récemment publié 1715. La France et le monde (éditions Perrin).